Chapitre 16 : Le Serment d'Oblivion

Le fracas de la larme brisée résonna longtemps dans la salle silencieuse, comme un glas annonçant la fin d’une ère.

Sélénéa sentit ses jambes fléchir sous l'onde de choc. Ses doigts brûlaient encore du contact avec la magie ancienne, et ses pensées se dispersaient comme des feuilles dans un vent furieux. Chaque fragment de la larme libérait des échos : des visages oubliés, des batailles scellées sous terre, des serments murmurés aux étoiles mortes.

Les Juges sans visage reculèrent lentement, se fondant dans les ombres, leur tâche accomplie. Ils n’avaient jamais été là pour guider, seulement pour témoigner.

— « Sélénéa ! » cria Fyrael en la rattrapant de justesse avant qu’elle ne s’effondre.

La jeune femme haletait. Ses yeux — autrefois verts comme les forêts de Velorn — étaient désormais traversés d'éclats d’argent pur. Le Secret couvait en elle, désormais libre et instable.

Neryda s'agenouilla près d'eux.

— « Le processus est lancé... » murmura-t-elle, le regard sombre. « Sans Ancre, le monde sera bientôt déchiré entre souvenir et oubli. »

Autour d’eux, la salle circulaire commença à trembler. Les fresques murales se fissuraient, libérant des flots de lumière crue et des murmures de voix disparues. L'ancienne cité de Silvaronne, toute entière, semblait se réveiller d'un cauchemar millénaire.

Sélénéa leva un regard trouble vers Fyrael.

— « Je ne peux pas... porter cela seule... »

Il serra sa main avec une tendresse féroce.

— « Alors nous le porterons ensemble. »

Neryda secoua la tête.

— « Cela ne fonctionne pas ainsi. Un seul porteur. Un seul sacrifice. »

Sélénéa sentit un gouffre s’ouvrir sous elle. Le choix qu’elle croyait avoir fait n’était qu’un prélude. Elle devait encore choisir : vivre en portant l'oubli de tout ce qu’elle avait aimé... ou mourir, et emporter le Secret avec elle dans la tombe.

Le sol se craquela sous leurs pieds. Des lianes d’énergie spectrale jaillirent, formant un escalier de lumière menant vers un puits béant au centre de la pièce.

Neryda montra le passage.

— « Le Cœur de Velorn vous attend. Là où fut signé le Premier Pacte. Là où doit se sceller votre destin. »

Ils échangèrent un dernier regard. Puis, sans un mot, Sélénéa descendit.

Le chemin était infini. Chaque pas résonnait d'anciens serments. Des visions surgissaient autour d'elle :

Les Rois-grenouilles de MarOgène scellant l’Alliance d'Argile,

Les sorcières des Brumes tissant les liens d’âmes,

Les Arquebufleurs trahissant l'Accord pour une promesse d'immortalité.

Chaque souvenir exigeait un prix. Chaque souvenir tentait de l'arracher à elle-même.

Fyrael la suivait, mais plus elle descendait, plus sa silhouette se perdait dans la brume. À mesure qu’elle approchait du Cœur, elle comprenait : le porteur de l’oubli serait seul.

Enfin, elle arriva.

Au centre d'une immense caverne, baignée d'une lumière douce et irréelle, se trouvait le Cœur de Velorn :
Un immense arbre renversé, ses racines s'étendant vers le ciel d'obsidienne, ses branches enfouies dans la terre lumineuse.

À ses pieds, une stèle de pierre grise, simple et nue.

Sur la stèle, gravées dans une langue oubliée, les mots :

"Se souvenir est une dette. Oublier est une offrande."

Sélénéa s'approcha. Chaque fibre de son être hurlait de fuir, mais son âme... son âme savait qu’il n’y avait plus d’autre voie.

Elle posa ses deux mains sur la stèle. La pierre était tiède, vivante presque.

Une voix intérieure — la sienne, et celle de toutes celles et ceux qui l'avaient précédée — murmura :

"Choisis."

Sélénéa ferma les yeux. Un par un, elle vit ses souvenirs :

La main chaude de sa mère sur sa joue.

Les éclats de rire dans les jardins suspendus.

Le regard farouche de Fyrael lorsqu’il avait juré de la protéger.

La première nuit où elle avait rêvé du Secret.

Devait-elle les abandonner tous ?

Elle pleura. Mais dans ses larmes, il n’y avait pas de regret. Seulement la certitude de faire ce qu’il fallait.

Elle parla.

D’une voix claire, portant tout son être :

— « J’offre mes souvenirs. J’offre mon nom. J’offre mon amour. Afin que Velorn vive. »

La stèle s'illumina d'un éclat doré.
L’arbre inversé vibra.
Et le monde, pour un instant suspendu, retint son souffle.

Dans la caverne silencieuse, seul resta un éclat de lumière, dérivant doucement...
Portant avec lui une promesse ancienne.
Et le souvenir d'une jeune femme qui avait tout donné pour que les autres puissent encore rêver.